24 novembre 2017

Terre/Ciel

Ton absence Théophile se vit différement chaque jour. Chaque matin le deuil prend une nouvelle forme. Aujourd'hui c'est un goût amer et une douleur sourde, hier c'était une forme d'hébétude. Demain qui sait. Bientôt viendra la Saint-Nicolas, cette fête des enfants dont tous les parents parlent en souriant. Les chants, les cadeaux. Les petits chaussons à la cheminée. Nous les avions mis l'an dernier, tes petits chaussons mouton dans lequel tu ne mettras jamais les pieds. Nous les avions rempli de douceurs, le sourire aux lèvres nous aussi. Tu allais bientôt arriver, mai serait bientôt là, nous allions être une famille si comblée. Finalement nous sommes bien une famille, mais décomposée entre terre et ciel, brisée. Tes petits chaussons dans lequel tu ne mettras jamais les pieds sont au grenier. Il en coutera à ton papa de les redescendre et de les remplir à nouveau pour te gâter dans l'au-delà. Et comme ajouter cette nouvelle paire de chausson aux côtés des notres, cette petite paire de ballerines rose surréaliste. Des bonbons pour toi, des bonbons pour elle. Finira-elle par les mettre dedans, ses petits pieds? Auront-ils assez grandi, pourra-t-elle un jour marcher ? 

Ceux qui ne connaissent pas le deuil d'un enfant ne comprendront pas toujours cet aller-retour entre la peine sans fin et l'espoir d'autre chose. Ils penseront qu'envisager le pire c'est regarder en arrière. Ils ne sauront pas qu'avec un enfant mort on ne va plus jamais de l'avant. On met un pied devant l'autre en hésitant et c'est déjà beaucoup. On ne marchera plus jamais comme avant. Mais cet effort là, cette aventure de nouvelle vie où on récupère nos morceaux, elle ne se dira pas. Nous écoutons les récits des Saint Nicolas de tous les petits en se disant que Théophile aurait dû être là entre les chocolats et les speculoos, notre cadeau de vie à nous. Ils ont oublié les autres, ils ont oublié que la vie n'a pas repris, qu'on a pas retrouvé nos morceaux, que ce n'est pas encore fini, que ça ne le sera jamais, que ça ne marche pas comme ça, que c'est bien plus subtil. 

Il n'y a pas de manuel pour les parents des enfants défunts, il n'y a même pas de nom pour nous appeler. On est simplement ceux qui ont perdu un bébé, ils le diront en chuchotant comme si le dire à haute voix aller porter malheur. Ils le diront en frémissant. Ou ils ne le diront plus, pensant que cet épisode de notre vie ne peut pas nous définir. Et pourtant il nous définira.

Il n'y a pas de manuel. Il faut tout leur expliquer. C'est pour ça aussi que j'écris Théophile, j'écris pour que quelque part, quelqu'un puisse savoir. Car plus le temps passe, moins j'ai envie de parler de toi à ceux qui ne comprennent rien. Tu es trop précieux. Les paroles des autres arrivent trop tard, parfois trop tôt, elles ne sont que rarement bien dosées. Puis il y a ceux qui ont trouvé les mots, qui t'ont découvert, qui ont cherché à te connaître, parfois à retardement, comme s'ils prenaient conscience de ta toute petite vie. Ceux qui ont demandé à voir tes photos, ceux qui ont demandé quelle odeur tu avais, ceux qui sont venus voir le champ où tes cendres se sont envolées. Ceux qui t'ont reconnu, qui te rendent hommage en te mentionnant. Et il y a ceux qui disent comme une excuse : mais il n'a pas assez vécu, mais comment parler de lui si je ne l'ai pas connu. Et se sont ceux là qui ne comprennent rien. Ceux là qui donneront des leçons sur la vie d'après, l'enfant d'après, ceux là qui imaginent des traumatismes là où il n'y en a pas. Notre famille est bénie par un ange personnel, notre fille aura son frère au ciel, mais elle aura toujours un frère. Ce n'est pas parce que j'ai perdu mon enfant que je ne suis pas certaine d'être une bonne mère. Au contraire, je le sais. Cette petite fille qui sera dans mes bras, ce ne sera pas la première. Je sais déjà, tellement, tellement, qu'il y a de la place dans mon coeur de maman pour de nombreux enfants. Que cet amour se démultiplie. Que j'étais bien faite pour ça, que je l'ai su à la seconde où je t'ai vu Théophile. Je t'ai aimé tout de suite. Et je l'aimerai aussi.


Mais en attendant, c'est le premier automne sans toi. Et toutes les saisons qui arrivent seront sans toi aussi. Et cette peine là ne partira pas. Les jours sont lourds et silencieux. Je vous parle, à toi, à elle. Parfois elle répond par un coup, parfois c'est toi qui me répond par un signe. 
Je suis entre terre et ciel.