13 novembre 2017

Xibalba

Dans notre monde, on ne prie plus les morts. On les appelle pudiquement nos êtres chers, nos disparus. Où sont-ils allés, ces êtres que nous aimons par desssus-tout ? Où es-tu allé Théophile ? Tu n'as pas disparu comme une ombre qui s'éclipse, une étoile qui file, une lumière qui flambe en quelques secondes. Ce n'est pas ça qu'il s'est produit. Ce qu'il s'est produit c'est une incision profonde et chirurgicale dans toute ma matrice, une extraction de tout ton être recroquevillé et hypoxique, une réanimation longue et laborieuse. Une première respiration, faible et inaudible. Une vie de piqures, de toutes petites aiguilles. Une vie de souffrance et d'inconfort, le matelas devait être rêche, l'air devait être sec. Le manque de l'essentiel devait être infini. Ma douleur n'était peut être rien comparé à la tienne. Quand le placenta s'est décollé, qu'as-tu ressenti. Est-ce que c'était long. Est-ce que tu cherchais ton oxygène avec ta bouche, est-ce que tes mains raclaient les bords ? Comment est-ce possible?

Tu n'as pas disparu. Tu ne t'es pas simplement effacé comme on enlève une goutte d'eau, tu es plus que vivant en moi. Tu es plus que palpable. Quand je serre mes genoux l'un contre l'autre, quand je serre mes épaules avec mes mains, c'est toi que je sens. Tu es dans chaque fibre de mon être. Tu n'es pas un être cher, tu étais ce que j'avais de plus cher au monde. Tu étais le plus précieux de tous mes trésors. 

Où se trouve le monde de l'impossible? Celui où je serai avec toi, et où nous serions heureux. Il n'y a pas de disparus, il n'y a que des morts dont on a plus le droit de parler. Que des morts qu'on ne plus évoquer. Il n'y a aucune place pour toi dans le monde des vivants. Maintenant je comprends qu'il n'y a que les parents qui ne peuvent pas remplacer leur enfant. Il n'y a que les parents qui penseront toujours, qui aimeront à jamais. 

Le temps passe, oui. La douleur est moins aigue, moins acérée. Elle n'est pas moins facile, détrompe toi. On te ment quand on te dit que le temps guérit tout. Il y a des peines qui sont comme des coquillages, leur bord s'émousse avec les vagues, mais il reste toujours des coins un peu tranchants. Ils te blesseront quand tu ne t'y attendras pas. Ce sera un petit garçon qui court vers sa maman, un ballon, un petit train. Un sac à dos. Un gouter recouvert d'aluminium. Une date. Le temps n'aide pas, il passera, c'est tout. La vie semble moins importante en un sens, car ce n'est qu'un passage jusqu'à te retrouver. La vie semble plus importante, en un autre côté, parce qu'il faut l'aimer pour toi. Parce qu'on a choisi de rester, parce qu'Elle va naître, peut-être. Parce qu'on a fait le choix d'espérer. 

Je vais te dire comment ça va se passer. Au bout de quelques mois, les jours passeront vite, tu ne comprendra pas toujours comment s'est possible. Comment la Terre ne s'est pas arrêtée. Comment tu as pu ne pas te foutre en l'air. Ils te diront que c'est une cicatrice à jamais, et je ne suis pas d'accord : ça ne cicatrisera jamais. Ils te diront que la vie reprend, ce sera peut-être vrai, mais elle ne sera plus jamais la même. Ils te diront que maintenant d'autres enfants sont là, et tu pourras leur répondre que le premier né, le premier chéri, il n'est pas là, lui. C'est eux qui te diront qu'il ne faut pas remplacer les morts, et c'est les mêmes qui le feront. On te dira n'importe quoi. Personne n'aura confiance en ton jugement, en tes choix, personne ne sera dans tes chaussures, et Dieu qu'elles seront lourdes à porter. Dieu qu'elles seront inconfortables. Mais il faudra apprendre à courrir avec, à les rattraper tous, à revenir sur scène. Ils penseront que tu étais à la retraite. Mais toi tu sauras que tu as couru le marathon de toute ton existence, l'épreuve de toute ta vie. 

Je ne vaincrai jamais la mort. Elle t'a pris et j'ai tout perdu. La revanche que je veux, elle ne sera jamais complète. Je ne te tiendrai jamais dans mes bras de nouveau. Je ne serrerai plus jamais ton petit corps si beau. Ton départ a coupé tous les fils qui me retenaient aux faux-semblants. Ils pensent que je suis au crepuscule des choses. Moi je crois que je suis à l'aube de ma renaissance. Je pense qu'elle m'attends. Je ne vaincrai jamais la mort, mais si Elle, elle vit. Si Elle, elle respire de tous ses poumons. Si Elle, elle est rose et potelée. Si Elle, elle est déposée au creux de mes bras. Si Elle, elle est enlevée à temps. Si Elle, elle est sauvée. Se pourrait-il que son premier souffle soit aussi le mien? Se pourrait-il que son premier regard, soit aussi le mien? Ce premier regard, sera t-il aussi le tien. 

Ils te diront que tu as l'air resplandissante, en nouvelle maman. Mais ce ne sera pas vrai. Tu seras épuisée avant même d'avoir débuté. La course aura été si longue, tes forces seront épuisées. Mais tes ressources seront décuplées par ce cri que tu n'avais pas entendu la première fois. Ce cri de la Vie. Tu ne vaincras jamais la mort. Mais quand Elle criera, si Dieu le veut, quand Elle criera, tu sauras le prix de sa voix. Le privilège, immense, qui t'es fait.

Tu sauras toi, combien tu as retenu ton souffle si longtemps. Si longtemps en apnée pour te serrer contre moi. Ils penseront savoir, mais ils ne sauront pas. Ce sera peut-être ça, cette joie intense. Ce sera peut-être la mort de nouveau, personne ne sait. Ils te diront que la foudre ne tombe pas deux fois au même endroit, mais toi tu sauras que le pire est possible. Ils oublieront que tu n'as pour l'instant connu que ça. 

Les jours se raccourcissent avec l'hiver. Quelle tristesse de quitter l'automne, la période où Théophile allait bien. Je ne veux pas de l'hiver, je ne veux pas de cette dernière saison avant le dénouement. Je ne veux pas de ces fêtes qui ne peuvent pas en être, puisque tu n'es pas là. J'ai peur du futur comme jamais. Je ne vis qu'en apnée sans savoir si je vais continuer à vivre une fois le printemps retourné.