27 janvier 2018

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C'est ta journée Théophile, comme tous les vingt-sept du mois. C'était le vingt-sept février, ta journée, la seule où tu étais sagement dans ta couveuse, où les médecins disaient que tu étais stable, où je me préparais pour une longue bataille, celle de te sortir d'ici, celle de la prématurité. Je ne savais pas que c'était ta seule, et unique journée. 

Onze mois après, que reste-il. 
La douleur n'est pas partie.
Elle ne s'est pas atténuée
On m'a menti. 

22 janvier 2018

Simplement vivre

Wezembeek-Oppem, neuf degrés

Je traverse les semaines comme un bateau à la dérive. 

Nous avons passé le nouvel an à Duinbergen, devant la mer du Nord, en solitaire au milieu de tous ces gens heureux qui célèbrent et qui dansent. La mer du nord elle au moins elle ne change jamais : toujours grise avec le vent battant les mats des catamarans. Les lumières des éoliennes clignotent toujours à l'horizon comme des oiseaux rouges, la digue est toujours pleine de vélos et d'enfants, la plage est toujours la même la nuit : le sable est noir et sans lumière.
On pourrait s'enfoncer dans les vagues, lentement, sans que personne ne nous voie.
On pourrait disparaitre lentement de la ligne d'horizon
Tenter de rejoindre l'autre bout de la Terre. 

Ce n'est pas la première fois que je suis là un 31 décembre.
Il y a cinq ans j'étais aussi devant cette même mer, avec une bouteille de champagne sur la plage. Je regardais les étoiles sans comprendre, j'étais mélancolique et inquiète alors que c'était l'aube de mes plus belles années. C'était à Ostende, et il faisait chaud et doux. Le sable coulait entre mes doigts comme si c'était l'été. Je sentais que quelque chose se finissait, mais je ne savais pas quoi. Je venais de débarquer à Bruxelles il y avait quelques mois, tout me semblait nouveau et palpitant, j'étais à la fois perdue et je me trouvais enfin.

Cinq ans après, cinq siècles après.
Ma main dans la sienne, mon coeur dans le sien. Nous voguons mentalement tous les deux sur la mer du nord. Deux parents esseulés sur le bord de la digue, deux pinguoins manchots sans leur petit. On est sortis à minuit moins trois, sur la digue remplie de monde aux coupes de champagne à la main, groupes de joyeux festifs. Et lorsque minuit a retenti sache que mon coeur s'est arrêté une seconde pendant qu'un mélange incroyable d'immense tristesse et de soulagement m'a envahi.
On est partis, ça y est, c'est le grand inconnu.
Ce n'est plus ton année, c'est la sienne, à elle.
La petite.
Je lui ai souhaité bonne année en lui disant que cette fois c'était la sienne.
C'était son année, quoiqu'il se passe. 

Presque un mois plus tard, elle grandit de plus en plus à l'intérieur de mon ventre, bientôt elle fera deux fois ton poids mon petit chéri. Elle grandit et je ne comprends toujours pas pourquoi toi tu ne grandit pas à côté de moi. Depuis quand ce putain de monde tourne carrément à l'envers. Pourquoi c'est moi sa mère qui doit lui porter des bougies et nettoyer sa petite chappelle. Pourquoi est-ce qu'on doit te regarder dehors dans le jardin butiner les graines sous la forme d'un rouge-gorge. 

Est-ce que mon coeur va repartir?
J'ai l'impression que tout est nécrosé à l'intérieur malgré la beauté de la vie qui y fleurit si miraculeusement. Je suis fatiguée Théophile. Sera-elle la Pâques de mon existence cette petite vie qui se développe chaque jour? Est-ce qu'elle sent mon désarroi. Quand je la vois sur l'écran elle a l'air si bien installée, elle tète son placenta comme un doudou. Ce putain de placenta qui s'est décollé chez toi et qui t'a tué. Celui là elle le tète comme une mère. Est-ce que tu es dedans pour lui amener tout cet oxygène? Est-ce qu'elle sait que c'est grâce à cette matrice de veines correctement enchevêtrées qu'elle arrive progressivement à la vie ? Quand je la regarde elle a l'air si paisible. Elle a mes pieds Théophile, et elle n'a pas l'air d'avoir beaucoup de cheveux, contrairement à toi. Elle ne veut pas montrer son petit visage, et ça me va. Je veux la découvrir vivante, toute rouge et pleine de vernix caseosa. Je la veux vivante. 

Est-ce que je vais vivre Théophile? Est-ce que je vais repartir.
Ma machine fonctionne à plein régime, et pourtant quelque chose est complètement mort à l'intérieur. Comment la mort peut-elle si bien cotoyer la vie. Je suis si fatiguée Théophile. Plus la naissance approche, plus je m'inquiète. Est-ce qu'elle sent que je ne vais pas bien. Est-ce qu'elle sent combien je l'aime et combien je l'attends non pas pour me sauver, mais pour continuer à écrire le merveilleux livre de notre famille.  Je sais qu'elle ne me sauvera pas, elle a sa propre histoire qu'elle écrit déjà, et ce n'est pas la mienne. Mais quelle mère serai-je avec une partie de moi au ciel. Pour cicatriser sans guérir combien d'années faut-il ? 

Je me sens seule avec ce poids sur les épaules, même si on le porte à deux. Je me sens seule avec ma peine de maman. Tu me manques tous les jours Théophile. Tu manques complètement à ma vie. Tu devrais apprendre à marcher, tu devrais babiller et sourire. Je t'aurais acheté ce super train en bois pour ton anniversaire, je l'ai repéré. Je devrais te préparer un gateau, souffler bientôt cette première bougie. Quelle est cette année qui me semble être hier, comment apprendre à rester ici sans toi. Comment faire putain. Envoie moi un signe Théophile, je suis en train de mourir de chagrin au moment même où je devrais me réjouir de la venue prochaine de ta soeur. Il est où le manuel pour avancer avec cette blessure qui me balafre l'âme? Je cherche encore Théophile. Je n'ai plus peur de la mort, mais j'ai finalement si peur de continuer à vivre.

Et le soleil ne se lève quasi plus depuis des semaines.
 Le ciel est bas et blanc, et je suis fatiguée d'attendre ici.